Le Monde 11.06.2000
LA CHINE SE PLACE EN MÉDIATEUR INCONTOURNABLE
Mis à jour le samedi 10 juin 2000
Pékin de notre correspondant
FRÉDÉRIC BOBIN
Dans le puzzle stratégique formant l´arrière-plan du sommet intercoréen de Pyongyang, la Chine pèse de tout son poids. Elle est un acteur, sinon central, en tout cas influent, et un médiateur courtisé. La visite, fin mai, à Pékin, du numéro un coréen Kim Jong-il – sa première sortie à l´étranger depuis son accession au pouvoir suprême – a illustré l´importance du paramètre chinois dans l´équation coréenne.
Quelle a été la substance réelle de ce déplacement, entouré jusqu´au bout d´un épais mystère ? Fallait-il y voir un témoignage de l´excellence des relations entre les deux régimes, proches comme » les lèvres des dents » comme on disait à la belle époque de la solidarité » anti-impérialiste » ? Ou au contraire une franche explication avant le sommet de Pyongyang destinée à dissiper certains malentendus, voire certaines crispations ? A Pékin, les analystes sont encore dans le brouillard.
Quoi qu´il en soit, cette visite en Chine de Kim Jong-il aura marqué l´aboutissement d´un processus de réchauffement des relations entre Pyongyang et Pékin qui a commencé autour de l´année 1998. De 1992 à cette date, le climat entre les deux capitales avait en effet été plutôt aigre en raison de l´établissement des relations diplomatiques entre Pékin et Séoul, perçu par Pyongyang comme une trahison. A l´époque où la Chine approfondissait une réforme économique clairement inspirée des modèles asiatiques de développement (Corée du Sud, Japon, Taïwan, Singapour…), l´archaïsme du » royaume ermite » de Pyongyang suscitait – au mieux – la condescendance de Pékin.
Les dirigeants chinois ne se sont d´ailleurs jamais privés de faire la leçon aux héritiers du » kimilsungisme «. Si le président Jiang Zemin a promené Kim Jong-il dans le quartier pékinois de Zhongguancun – une pépinière d´entreprises high tech qualifiée ici de Silicon Valley chinoise -, c´était bien pour lui exposer les bienfaits de l´ouverture aux capitaux et aux expertises extérieures. Le discours pékinois martelé aux hiérarques de Pyongyang est en substance le suivant : il n´y a pas de puissance politique sans puissance économique.
En dépit de ces divergences de modèle, la bouderie entre les deux capitales n´est jamais allée très loin. Leurs intérêts stratégiques sont trop imbriqués. Pékin n´a aucun intérêt à ce que la Corée du Nord soit le théâtre de convulsions qui se traduiraient par un afflux de réfugiés à la frontière : les provinces limitrophes du Liaoning et du Jilin en accueillent déjà plusieurs dizaines de milliers, chassés par la faim. Le chaos dans le nord de la péninsule comporterait en outre le risque d´un aventurisme militaire dont l´onde de choc en matière de course aux armements – notamment nucléaires – en Corée du Sud et au Japon n´entre nullement dans les intérêts de la Chine.
Pékin n´est donc sûrement pas près de lâcher Pyongyang. La livraison en 1999 de 150 000 tonnes de céréales et de 400 000 tonnes de charbon (chiffres officiels) participe de cet effort de sauvetage dont la finalité est de faire de son voisin turbulent un Etat responsable, en tout cas à l´aune de ses propres intérêts stratégiques.
En sens inverse, la Corée du Nord ne peut complètement ignorer les conseils de sagesse qui lui prodigue la Chine, son unique allié. Ce qui ne signifie pas que Pyongyang soit inféodé à Pékin. Les dirigeants nord-coréens restent » difficiles » pour les Chinois. La meilleure illustration en est la complexité qui entoure les préparatifs d´une visite à Pyongyang de Li Peng, président de l´Assemblée nationale populaire (ANP), annoncée de longue date et reportée sans cesse.
Dans ce contexte général, le nouvel activisme chinois sur la péninsule doit beaucoup à un double événement. D´abord, la guerre du Kosovo a, de toute évidence, incité Pékin à approfondir une stratégie – déjà à l´oeuvre depuis le début des années 90 – visant à desserrer la contrainte de ce qui est perçu ici comme une stratégie américaine d´endiguement.
Pour la Chine, soigner sa relation avec Pyongyang revient à s´assurer un levier d´influence qui élargit son jeu vis-à-vis des Etats-Unis. Accréditer l´idée qu´elle dispose de l´autorité suffisante pour » respectabiliser » les imprévisibles de Pyongyang constitue un capital diplomatique plus précieux que jamais. Cela place Pékin en position de négocier son influence supposée dans la péninsule en échange de concessions américaines, sur Taïwan en particulier.
L´autre événement a été l´arrivée au pouvoir en 1998 à Séoul du président Kim Dae-jung dont la politique de la » main tendue » à l´égard du Nord a bouleversé le climat dans la péninsule. Pékin ne pouvait être absente du nouveau paysage en gestation, et en particulier de l´offensive de charme diplomatique de la Corée du Nord vers la Russie et de nombreux pays occidentaux. La Chine soutient ce mouvement d´intégration qui sort Pyongyang du face-à-face avec Washington d´où elle se sentait à l´écart et qui avait l´inconvénient de se focaliser sur la question de la prolifération. Or Pékin estime que les Américains exagèrent la réalité du danger nucléaire posé par la Corée du Nord afin de mieux justifier la mise en place de leur programme antimissiles de théâtre.
Les Chinois y sont d´autant plus hostiles qu´ils soupçonnent qu´un tel bouclier viserait en réalité à ruiner la crédibilité de leur propre menace sur Taïwan. Aussi voit-on à Pékin d´un oeil favorable les initiatives de Séoul consistant à placer la discussion avec Pyongyang sur le seul terrain économique au détriment des dossiers militaires. Cet axe Séoul-Pékin a, du reste, été déterminant dans les préparatifs du sommet de Pyongyang. Il a l´avantage pour les Chinois de conforter un pôle d´influence distinct de l´axe nippo-américain.